

Reproduction sexuée dans les océans - 1,2 Ga

La reproduction sexuée, ce mélange intime de matériel génétique entre deux parents, est la norme dans le monde complexe des plantes, des animaux et des champignons. Pourtant, d'un point de vue purement évolutif, c'est un paradoxe. Pourquoi transmettre seulement la moitié de ses gènes à sa progéniture, quand la reproduction asexuée (le clonage) permet d'en transmettre 100% ? Pourquoi dépenser de l'énergie à chercher un partenaire, au risque de se faire dévorer, quand on pourrait simplement se copier soi-même ? C'est le fameux "coût du sexe", un casse-tête qui intriguait déjà Darwin. Pour comprendre pourquoi cette stratégie apparemment inefficace a triomphé, il faut remonter loin dans le temps, à une époque où la vie complexe commençait à peine à émerger.
Il y a plus d'un milliard d'années, durant l'ère Mésoprotérozoïque (entre 1,6 et 1 milliard d'années), la Terre était bien différente. Les continents s'assemblaient et se fragmentaient, formant des supercontinents comme Rodinia. L'atmosphère et les océans contenaient peu d'oxygène, bien que les niveaux commençassent lentement à grimper suite à l'activité des premières bactéries photosynthétiques. La vie était principalement microbienne, mais des organismes plus complexes, les eucaryotes (cellules avec un noyau), commençaient à se diversifier discrètement. C'est dans ce monde ancien, souvent qualifié de « milliard ennuyeux », que le sexe semble avoir fait son apparition chez les eucaryotes.
La preuve la plus tangible nous vient d'un fossile exceptionnel découvert dans l'Arctique canadien : Bangiomorpha pubescens. Cette algue rouge multicellulaire, ressemblant étonnamment à des algues actuelles, présente des structures interprétées comme des cellules reproductrices différenciées, suggérant un cycle de vie sexué. Initialement datée d'environ 1,2 milliard d'années, une datation plus précise grâce à la méthode Rhénium-Osmium a révélé un âge de 1,047 milliard d'années. Bangiomorpha reste donc le plus ancien témoin direct connu de reproduction sexuée.

Bangiomorpha pubescens :Le fossile comprend des cellules reproductrices différenciées, preuve la plus ancienne de reproduction sexuée. La reproduction sexuée a accru la variation génétique, ce qui a entraîné une accélération de l'évolution et la diversification des eucaryotes
Alors, quels avantages ont bien pu compenser les coûts du sexe? Plusieurs hypothèses coexistent :
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La Course contre les Parasites (Hypothèse de la Reine Rouge) : Imaginez une course aux armements incessante entre hôtes et parasites. Les parasites s'adaptent pour infecter les hôtes les plus communs. Le sexe, en brassant les gènes à chaque génération, crée des descendants uniques et diversifiés, rendant la tâche plus difficile aux parasites. Il faut "courir" (évoluer sexuellement) pour rester sur place (survivre).
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Nettoyer le Génome (Cliquet de Muller) : Chez les organismes asexués, les mutations néfastes s'accumulent de génération en génération, comme un cliquet qui ne peut tourner que dans un sens, menant à une dégradation progressive. Le sexe, grâce à la recombinaison, permet de "nettoyer" le génome en éliminant ces mutations ou en les regroupant sur des individus moins viables.
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Réparer l'ADN : L'environnement primitif, avec plus d'UV et l'émergence de l'oxygène (source de molécules agressives, les ROS), endommageait l'ADN. La méiose, en appariant les chromosomes homologues, offre un mécanisme très efficace pour réparer les cassures graves de l'ADN, en utilisant l'autre chromosome comme modèle. Le sexe aurait pu naître comme un système de réparation sophistiqué.
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Accélérer l'Adaptation : En mélangeant les gènes, le sexe permet de combiner plus rapidement les mutations avantageuses apparues chez différents individus, accélérant l'adaptation à de nouveaux environnements.
Il est probable qu'une combinaison de ces avantages ait joué un rôle, peut-être avec une importance variable selon les époques et les lignées.
L'invention du sexe a eu des conséquences considérables. En générant de la diversité et en maintenant l'intégrité des génomes, elle a permis aux eucaryotes de devenir plus complexes. Elle est fortement associée à l'émergence de la multicellularité, comme chez Bangiomorpha. Surtout, les lignées sexuées semblent avoir des taux de diversification (apparition de nouvelles espèces moins disparitions) plus élevés à long terme. Cet avantage en termes de prolifération et d'adaptation sur le long terme pourrait être la clé expliquant pourquoi, malgré ses coûts, le sexe règne en maître sur le monde eucaryote.
En conclusion, l'émergence de la reproduction sexuée, il y a plus d'un milliard d'années, fut bien plus qu'une simple curiosité biologique. Ce fut une révolution qui a ouvert la voie à la complexité et à l'extraordinaire diversité de la vie que nous connaissons aujourd'hui, transformant à jamais le destin des eucaryotes sur notre planète.