

Homo Sapiens - 300 ka

L'histoire de notre espèce, Homo sapiens, est une aventure fascinante qui s'étend sur des centaines de milliers d'années. Longtemps, nous avons pensé que nos origines remontaient à environ 200 000 ans en Afrique de l'Est. Mais des découvertes récentes, notamment des fossiles exceptionnels trouvés à Jebel Irhoud au Maroc, ont repoussé cette date à au moins 300 000 ans. Ces trouvailles suggèrent que l'émergence de notre espèce n'a pas eu lieu dans un unique "berceau", mais plutôt à travers un réseau de populations interconnectées sur tout le continent africain.
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Les plus anciens Homo sapiens connus, comme ceux de Jebel Irhoud, nous ressemblaient déjà étonnamment par certains aspects. Leur visage, par exemple, était déjà "moderne", se situant dans la gamme de variation des humains actuels. Cependant, leur boîte crânienne était plus allongée, plus "archaïque" que la nôtre, qui est plus globulaire. D'autres fossiles importants, comme ceux d'Omo Kibish et Herto en Éthiopie (datés respectivement d'environ 233 000 et 160 000 ans), confirment cette image d'une évolution "en mosaïque" : les caractéristiques qui nous définissent aujourd'hui ne sont pas apparues toutes en même temps, mais se sont assemblées progressivement au fil du temps et dans différentes régions d'Afrique. Comparés à leurs cousins eurasiatiques, les Néandertaliens, ces premiers Homo sapiens africains avaient déjà un squelette plus gracile, peut-être mieux adapté aux climats chauds et à la course d'endurance.
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Parallèlement à ces changements physiques, nos ancêtres africains développaient des capacités cognitives et culturelles remarquables. Dès 300 000 ans, ils fabriquaient des outils de pierre sophistiqués (relevant du "Middle Stone Age" africain), notamment grâce à la technique Levallois qui permettait de produire des éclats standardisés et prédéterminés. Ils ont inventé des outils composites (pointes de pierre fixées sur des manches), et surtout, des armes de jet de plus en plus efficaces, comme les javelots puis, bien plus tard, l'arc et les flèches.
Plus frappant encore, des preuves de pensée symbolique apparaissent très tôt en Afrique. Des morceaux d'ocre gravés de motifs abstraits à Blombos Cave (Afrique du Sud) datent d'il y a 100 000 à 73 000 ans. Des coquillages percés pour servir de perles ont été trouvés au Maroc et en Israël, remontant jusqu'à 150 000 ans. L'utilisation de pigments (ocre) et les premières sépultures intentionnelles (Qafzeh et Skhul en Israël, ~120 000-90 000 ans) témoignent aussi de cette complexité comportementale croissante. Ces découvertes montrent que la "modernité" comportementale n'est pas née soudainement en Europe il y a 40 000 ans, mais a émergé graduellement en Afrique. Le développement d'un langage complexe, bien que difficile à prouver directement, est fortement suggéré par ces avancées techniques et symboliques, ainsi que par des indices anatomiques et génétiques (comme le gène FOXP2, partagé avec Néandertal).
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Forts de ces capacités, les Homo sapiens ont commencé à sortir d'Afrique. Des incursions précoces au Levant (Israël) ont eu lieu dès 185 000 ans, mais la grande vague de migration qui a peuplé le reste du monde semble s'être produite plus tard, probablement autour de 50 000 à 45 000 ans. Empruntant des routes vers le nord (via le Sinaï) ou le sud (via la mer Rouge), et profitant de périodes climatiques plus humides ("corridors verts »), ils ont atteint l'Australie il y a environ 50 000 ans, l'Europe vers 45 000 ans, et enfin les Amériques il y a au moins 23 000 ans.
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En Eurasie, nos ancêtres ont rencontré d'autres humains : les Néandertaliens et les mystérieux Dénisoviens. L'analyse de l'ADN ancien a révélé que des métissages ont eu lieu. Aujourd'hui, les populations non-africaines portent en moyenne 1 à 4 % d'ADN néandertalien, et certaines populations (Mélanésiens, Asiatiques du Sud) ont aussi hérité d'ADN dénisovien. Cet héritage n'est pas anodin : certains de ces gènes archaïques nous ont aidés à nous adapter, notamment en renforçant notre système immunitaire contre les pathogènes locaux ou en nous aidant à supporter de nouveaux climats.
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Le succès planétaire d'Homo sapiens tient à son incroyable flexibilité comportementale et à sa capacité à s'adapter à presque tous les environnements, des déserts aux forêts tropicales, en passant par les hautes altitudes et les zones arctiques. Nous sommes devenus des "généralistes spécialistes », capables d'exploiter une large gamme de ressources et de modifier activement notre environnement ("construction de niche" ), notamment par l'usage maîtrisé du feu dès 92 000 ans en Afrique.
Cependant, cette expansion n'a pas été sans conséquences. L'arrivée d'Homo sapiens sur de nouveaux continents coïncide souvent avec l'extinction de la mégafaune locale (mammouths, kangourous géants...). Le débat fait rage pour savoir si la chasse humaine ("overkill») ou les changements climatiques de la fin de l'ère glaciaire en sont la cause principale. De plus en plus, les scientifiques pensent qu'une combinaison des deux facteurs est responsable, les humains ayant porté le coup de grâce à des populations animales déjà fragilisées par le climat, surtout en dehors de l'Afrique.
Notre histoire est donc celle d'une espèce née en Afrique, qui a progressivement acquis son anatomie et ses comportements modernes, a développé une capacité d'adaptation unique lui permettant de conquérir le monde, tout en interagissant avec ses proches parents et en commençant à laisser une empreinte durable sur la planète.